Extrait 1 :
On peut dire même, évidemment, que j'aurais mieux fait de rester dans mon pays, chez ma mère. Sans doute aurais-je fini par m'habituer à ce qu'on appelle la sagesse, aux fourneaux astiqués, aux pommes de terre frites et à la bière ; et peut-être même au ciel gris et à l'absence implacable de la beauté. Beaucoup d'autres s'en contentent et, paraît-il, n'en meurent pas. Moi, rien que d'y penser, je sens mes cheveux qui se dressent sur ma tête.
"Che bella storia !" comme dirait mon ancienne colocataire, calabraise pur jus certifiée AOC. Quel beau livre ! Rien que d'y penser mes mains tremblent, tellement je me sens indigne d'en écrire la critique. Comment décrire la magie de ce roman ? Comme le dit la préface, il suffit de l'ouvrir au hasard et de commencer à lire pour se sentir comblé. Peut être est-ce aussi parce que le destin du personnage principal y est similaire au mien : homme du nord, dilettante ayant commencé des études d'histoire de l'art, venu s'échouer dans cette cité millénaire. Surtout, Alexis Curvers a su si bien traduire les sentiments de cette congrégation officieuse que forment les amoureux de Rome, fervents amateurs de la beauté dont une citation trône en tête de chaque chapitre, là ou les autres ne voient qu'un champs de ruines. Habilement, l'auteur nous fait visiter Rome à la suite du narrateur, devenu guide touristique grâce à une combine, dont des autrichiens seront les premières victimes consentantes et satisfaites. Le personnage, qui découvre en même temps que son cheptel les lieux qu'il est censé commenter, ne fait part de ses véritables impressions qu'au lecteur. Il porte par ailleurs le même regard mi-désabusé, mi-paternaliste, que les habitants de Rome sur les touristes. Lors de sa première journée seul un couple d'amoureux et une vieille dame trouvent grâce à ses yeux.
Extrait 2 :
Elle se leva. Avant de sortir, elle considéra un moment encore le bar rutilant, les cristaux, le percolateur d'où s'échappait une vapeur sifflante, le geste habile du garçon qui servait une tranche napolitaine à deux femmes riant aux éclats... Moi, je reverrais souvent ce petit bar ouvert la nuit, fidèle et miroitant refuge des déceptions tardives, des attentes obstinées, des suprêmes espérances... Mais Mme Muller en recueillait jalousement l'image et la garderait par-devers elle jusqu'à sa mort, comme un fragment d'émeraude tombé de la couronne d'une reine, pour se rappeler dans son exil la majesté bénigne et familière de Rome.
Au fur et à mesure il prend ses habitudes, comme c'est souvent le cas là-bas. Il juge avec indulgence les romains, dont le comportement change du tout au tout selon qu'ils ont besoin de son aide ou non. Ses réflexions sur la ville le poussent d'ailleurs à des considérations plus générales qui font aussi l'intérêt du livre. Il se trouve une fiancée qu'il assimile à Rome, et un cercle d'amis et de connaissances se forme autour de lui, dont le plus attachant est sans aucun doute Sir Craven, aristocrate anglais un peu dandy dont le secret n'est révélé que dans les derniers chapitres.
Extrait 3 :
Extrait 3 :
Il y eut un petit silence. On attendit qu'Orfeo demandât si l'Américain avait de l'argent. Mais la question était superflue et fut remplacée par une autre, de la marquise :
- Achète-t-il des œuvres d'art ?
- A propos, chère amie, m'écriai-je, qu'est donc devenu votre Chirico ? Cette peinture, en somme, a décidé de ma destinée. Vous vous souvenez ? Tempo di Roma.
- Il est à vendre, dit la marquise. Mais l'époque est mauvaise. Le tableau, d'ailleurs, ne vaut rien. Mais je raconte partout qu'il m'a été offert par Benito.
- Gran peccato, dit l'évêque.
La voix du perroquet résonna dans les profondeurs sinueuses de l'appartement.
- Encore un peu de temps, continua la marquise, et quelque fasciste mal repenti me le paiera au poids de l'or.
- Madonna ! répéta le perroquet.
- Gran peccato, dit l'évêque, ma bella combinazione.
Note : 5/5