mardi 24 mai 2011

Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke


Puisque je parle de leçons de vie, un autre bouquin lu le mois dernier, et des plus dignes de figurer ici – à moins que ce soit moi qui soit indigne d'écrire quelque chose à son propos. Rilke est assurément un grand poète, et mon seul regret et de ne pas connaître la langue allemande (enfin, j'ai beaucoup d'autres regrets, mais c'est tout de même plus classe de formuler les choses comme ça, non ?) pour pouvoir profiter pleinement des richesses d'un tel artiste.

Dans ces lettres, Rilke donne des leçons de vie autant que des leçons de poésie – mais comment envisager la poésie sans le mode de vie poétique que toute grande poésie suppose ? Je ne saurais dire si c'est un tel mode de vie qui conduit à sécréter la poésie, ou si l'attirance poétique et la création de l'artiste le conduisent à vivre sa vie selon leur mesure ; ils s'influencent l'un-l'autre, probablement.

Ce livre est à compter au nombre de ceux qui changent mon regard sur le monde, sur les hommes – sur la poésie. Il n'en reste pas moins que, après quelques semaines – seulement ? – ma vie est sensiblement la même. Que faire si ce n'est constater que je ne suis pas poète, n'ayant pas la force (l'envie ? La volonté ? …) de me faire poète et de vivre ma vie selon les exigences que cela entraine. On lit des grands livres de grands hommes, on s'émeut, on s'émerveille...mais un jour, il faut bien l'admettre : je vis ma vie médiocrement au milieu de milliards d'autres hommes dont seulement quelques uns ont la force (l'envie ? La volonté ? …) de transformer leur existence.

Reste l'admiration, et la beauté rencontrée au détour d'une page.


Extrait 1

« Permettez-moi de formuler ici tout de suite cette prière : autant que possible, lisez peu de réflexions d'ordre esthétique et critique – ou bien ce sont des vues partisanes, figées et désormais dépourvues de sens dans leur pétrification sans vie, ou bien ce sont d'habiles jeux de mots où telle conception l'emporte aujourd'hui et la vision contraire le lendemain. La solitude qui enveloppe les œuvres d'art est infinie, et il n'est rien qui permette de moins les atteindre que la critique. Seul l'amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit. »


Extrait 2

« Dans une seule idée d'un créateur vivent mille nuits d'amour oubliées qui la comblent de majesté et de grandeur. Et ceux qui la nuit s'unissent et s'enlacent dans le plaisir qui les berce font œuvre sérieuse et rassemblent des douceurs, de la profondeur et de la force pour le chant de quelque poète à venir qui se lèvera pour dire d'ineffables délices. »

Race et histoire, Claude Lévi-Strauss


Connaissez-vous Claude Lévi-Strauss ? Entendu parler, peut-être. Un ethnologue de renom, il a écrit quelques ouvrages majeurs... Voilà à peu près tout ce que j'en savais jusqu'à présent. Je me suis finalement décidé à ouvrir Race et histoire, un opuscule rédigé à l'occasion d'une série de publications de l'UNESCO en 1952 sur le thème du racisme.

Comment qualifier l'ouvrage ? « Enrichissant » ; l'expression est pauvre. Disons que Claude Lévi-Strauss remet les pendules à l'heure. Sur la question des « races », peut-on penser, c'est inutile aujourd'hui ; mais l'essai va bien plus loin. Il dégage les présupposés de l'ethnocentrisme, et de toutes les idées incrustées en nous, consciemment ou inconsciemment, depuis que nous allons à l'école. Il remet en cause les idées de « culture » et de « civilisation » telles que nous les pensons. D'une part, la prise de conscience est grande (« mais c'est vraiment comme ça que je pense ? Quel salaud je fais... ») et encourage à repenser son rapport aux autres en général, à la différence à laquelle nous sommes confrontés au quotidien. C'est donc une belle leçon que nous offre là Claude-Lévi Strauss, et dans un langage clair et précis. Rien de délirant ou d'incompréhensible. Et même, à l'occasion, la langue se fait presque poétique, apporte une beauté fugace.

Il me semble que le plus simple est de vous laisser lire quelques mots de l'auteur.


Extrait 1

« " peuples sans histoire " (…) Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera inconnue, mais non qu'elle n'existe pas. Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. »


Extrait 2

« On lit dans des traités d'ethnologie – et non des moindres – que l'homme doit la connaissance du feu au hasard de la foudre où d'un incendie de brousse ; que la trouvaille d'un gibier accidentellement rôti dans ces conditions lui a révélé la cuisson des aliments ; que l'invention de la poterie résulte de l'oubli d'une boulette d'argile au voisinage d'un foyer. On dirait que l'homme aurait d'abord vécu dans une sorte d'âge d'or technologique, où les inventions se cueillaient avec la même facilité que les fruits et les fleurs. À l'homme moderne seraient réservées les fatigues du labeur et les illuminations du génie. »

jeudi 19 mai 2011

Le monde selon Fo




Il est certains hommes devant lesquels on ne peut que s'incliner, et reconnaître qu'ils sont de grands hommes. Je crois que Dario Fo est de ceux-là. Ce n'est pas un génie. Ce serait plutôt un fou – et je pense que c'est, de son point de vue même, le meilleur compliment qu'on puisse lui faire. Un fou comme on en trouve chez Shakespeare, de ceux qui vous assène des vérités entre deux pirouettes et trois blagues. Un fou – fou-furieux, parfois ; fou-fou, bien souvent. Un gamin de Lombardie qui a 85 ans aujourd'hui. Et qui s'agite toujours avec la même activité frénétique. C'est l'homme de théâtre complet, qui écrit et qui joue, et s'engage toujours en première ligne. Contre Berlusconi, contre ce ramassis de mauviettes sans foi ni loi qui gouverne l'Italie depuis des années. Pour la liberté, pour et par le rire, toujours.

Je pourrais continuer à la présenter ainsi pendant des lignes et des lignes. Je déborde d'admiration pour lui. Ce livre a été l'occasion de se rapprocher un peu plus du bonhomme. J'ai lu plusieurs de ses pièces, joué certaines. C'est la lecture du Manuale minimo dell'attore qui m'a vraiment rapproché de lui : un compte-rendu de six journées de conférences données par l'artiste, qui prenaient bien souvent la forme de petits spectacles. Car Dario Fo n'est pas un théoricien, et jouer est généralement le meilleur moyen d'illustrer un propos qui n'est jamais in abstracto. Une conférence de Fo, on est sûr de bien s'y fendre la poire. Et même lorsqu'on a eu la bonne idée de lui remettre le prix Nobel en 1997, il a fait rire toute l'audience. Le rire, arme absolue qui « délivre de la peur ». Le rire pour ne pas mourir, et pour combattre, toujours. Être sérieux, c'est être mort. Et encore, je vois bien l'Italien rire encore pour son dernier voyage...

Dans ce compte-rendu de Giuseppina Manin, Dario Fo raconte et se raconte. Son enfance, ses débuts au théâtre, au cinéma, à la radio ; ses galères avec la censure et les grincheux en tous genres ; et puis Franca Rame, cette femme qui semble l'accompagner depuis toujours, dans la vie comme sur la scène. Leçon de théâtre bien sûr, mais leçon de vie aussi, et leçon de vie intégrale d'un homme entièrement dévoué à la vie, au sens le plus plein qu'on puisse penser.


Extrait :

« On ne peut pas faire du théâtre sous le contrôle d'un parti politique. Pour nous, il n'en était pas question une seconde. Que le PCI nous approuve ou pas ne nous troublait pas, notre interlocuteur était ailleurs : c'était les gens. »

[la journaliste] Des gens qui, dans ce théâtre très spécial, modelé à votre image et ressemblance, retrouvaient un espace de liberté inédit, d'information et de dénonciation. En ouvrant des vannes inattendues, en laissant jaillir des idées et des sentiments enfouis Dieu sait où...

« Des propos qui, la journée, semblaient inadmissibles, inopportuns, « révisionnistes », le soir après le spectacle, après la cure cathartique du rire, bouillonnaient soudain dans toute leur crue et nue vérité. La question des morts au travail, des maladies professionnelles, de l'état réel de la prévention dans les usines... »

Now Wait for Last Year

Je fais mine, avec ce titre, de commenter un autre ouvrage ; mais non, c'est bien le même. J'ai lu les aventures d'Éric Sweetscent juste avant notre ami Bob, et prend finalement le temps d'écrire un petit billet, non pas tant pour faire concurrence que pour offrir des mots complémentaires des siens. J'aimerais dire un autre point de vue, mais en réalité il est sensiblement le même : j'ai moi aussi bien apprécié ce délire temporel.

J'avais besoin de lire un roman pour m'amuser, retrouver cette littérature de SF trop longtemps négligée. Alors je l'ai avalé en deux jours, j'ai à peine mâché, j'ai englouti tout cela. Et l'effet n'était que plus fort, j'ai vraiment eu la sensation de déraper. Je lisais notamment le livre dans le train, et croyez-moi, au bout de deux heures de Dick dans un train, on ne sait plus trop où on est. Man, you're so messing with my head. C'était presque comme prendre du JJ-180, mais l'effet était plus léger, plus flou. J'étais juste perdu. C'était à la limite du désagréable, mais j'ai somme toute vraiment apprécié l'expérience.

Ce romancier est fou, je le savais, j'en suis persuadé maintenant. Son roman donne l'impression de partir dans tous les sens, et en même temps reste très cohérent (qualité essentielle en science-fiction s'il en est) et retombe finalement sur ses pieds. La relation du personnage principal à sa femme est un nœud essentiel de l'intrigue, moteur de l'activité même du docteur (la raison de son engagement auprès de Molinari, le dictateur ; la cause de son expérience du JJ-180, etc). C'est l'occasion d'oublier les délires temporels pour s'adonner à un peu de psycho-sociologie autour de ce couple auto-destructeur.

Un peu comme Will Smith qui est ravi de mettre des Converses au début de I-Robot – film adapté d'un roman d'Isaac Asimov, dont il faudra d'ailleurs parler un jour – il y a dans En attendant l'année dernière une fascination pour les époques passées – dont notre présent – celui de l'auteur veux-je dire – fait partie. C'est un thème récurrent en SF. Ici, cette nostalgie s'exprime par la reconstitution minutieuse du Washington des années 30 commandée son patron Virgil Ackerman – précisons pour l'anecdote qu'il est PDG des Fourrures et Teintures de Tijuana, entreprise dont le nom ne laisse pas soupçonner la puissance pourtant bien réelle. Wash-35, comme on l'appelle, est installée sur la Lune, et la Kathy Sweetscent, la femme de notre héros, est d'ailleurs celle qui s'occupe de trouver et d'acheter des objets d'époque pour leur patron.

En somme, ce roman de Philip K. Dick se lit presque d'une traite. Bien complexe sans dépasser son lecteur – enfin, cela doit dépendre du lecteur – c'est assurément un roman de SF à recommander, même s'il n'est pas révolutionnaire.

mercredi 11 mai 2011

En attendant l'année dernière - Philip K. Dick


Philip K. Dick est un écrivain majeur de la science-fiction américaine... et par conséquent relativement méconnu du "grand public". Pour s'en convaincre il suffit de regarder le nombre de scénarios de films inspirés d'un de ses bouquins : Blade-Runner, Total Recall, Minority Report... Au delà de ça, son univers noir et la puissance de sa réflexion ont profondément influencé la science-fiction. On est dickien ou on ne l'est pas.
Pour l'histoire, Eric Sweetscent, chirurgien spécialiste de la "grefforg", se retrouve  détaché au service de Gino Molinari, secrétaire des Nations Unies. Ce  dernier, bien que génie politique, a entrainé la Terre dans une guerre galactique au coté du mauvais allié. Pour ne rien arranger, il semble avoir développé toutes les pathologies mortelles existantes... et par miracle s'en être toujours sorti. Et ce n'est pas le seul souci d'Eric, englué dans une relation auto-destructrice avec sa femme. C'est à ce moment là qu'il découvre l'existence du JJ-180, une drogue qui permet de voyager dans le temps.
"En attendant l'année dernière" est un livre que j'ai lu pour la première fois il y a peut-être une dizaine d'années, mais je remercie David de m'avoir donné l'occasion de le redécouvrir. Cela tombe bien, les voyages temporels sont l'un des thèmes principaux de l'histoire. Comme d'habitude l'auteur, un peu a la manière de Dali, s'est nourri de ses propres angoisses pour écrire ce roman. Presque tout les personnages sont atteints de maladies mentales que lui-même possédait : paranoïa, hypocondrie, tendances auto-destructrices etc. La drogue est un autre thème important, avec le JJ-180. Enfin le voyage dans le temps permet à l'écrivain de perdre le lecteur. Pour résumer ce roman est un bon "K. Dick", avec tout les éléments récurrents de cet auteur agencés dans une aventure très bien menée.

Extrait :
Gino Molinari, chef suprême de la Terre en guerre contre les reegs, portait comme à l'accoutumée un uniforme kaki orné d'une seule décoration, la Croix d'or de Première Classe que lui avait décernée l'Assemblée  Général des Nations Unies quinze ans auparavant. Il avait besoin  d'un sérieux coup de rasoir : son menton était recouvert d'une pilosité noire et drue, envahissante. Ses lacets, comme sa braguette, étaient défaits.
Note : 4/5