dimanche 8 juillet 2012

Tempo di Roma - Alexis Curvers


Extrait 1 :
On peut dire même, évidemment, que j'aurais mieux fait de rester dans mon pays, chez ma mère. Sans doute aurais-je fini par m'habituer à ce qu'on appelle la sagesse, aux fourneaux astiqués, aux pommes de terre frites et à la bière ; et peut-être même au ciel gris et à l'absence implacable de la beauté. Beaucoup d'autres s'en contentent et, paraît-il, n'en meurent pas. Moi, rien que d'y penser, je sens mes cheveux qui se dressent sur ma tête.
"Che bella storia !" comme dirait mon ancienne colocataire, calabraise pur jus certifiée AOC. Quel beau livre ! Rien que d'y penser mes mains tremblent, tellement je me sens indigne d'en écrire la critique. Comment décrire la magie de ce roman ? Comme le dit la préface, il suffit de l'ouvrir au hasard et de commencer à lire pour se sentir comblé. Peut être est-ce aussi parce que le destin du personnage principal y est similaire au mien : homme du nord, dilettante ayant commencé des études d'histoire de l'art, venu s'échouer dans cette cité millénaire. Surtout, Alexis Curvers a su si bien traduire les sentiments de cette congrégation officieuse que forment les amoureux de Rome, fervents amateurs de la beauté dont une citation trône en tête de chaque chapitre, là ou les autres ne voient qu'un champs de ruines. Habilement, l'auteur nous fait visiter Rome à la suite du narrateur, devenu guide touristique grâce à une combine, dont des autrichiens seront les premières victimes consentantes et satisfaites. Le personnage, qui découvre en même temps que son cheptel les lieux qu'il est censé commenter, ne fait part de ses véritables impressions qu'au lecteur. Il porte par ailleurs le même regard mi-désabusé, mi-paternaliste, que les habitants de Rome sur les touristes. Lors de sa première journée seul un couple d'amoureux et une vieille dame trouvent grâce à ses yeux.

Extrait 2 :
Elle se leva. Avant de sortir, elle considéra un moment encore le bar rutilant, les cristaux, le percolateur d'où s'échappait une vapeur sifflante, le geste habile du garçon qui servait une tranche napolitaine à deux femmes riant aux éclats... Moi, je reverrais souvent ce petit bar ouvert la nuit, fidèle et miroitant refuge des déceptions tardives, des attentes obstinées, des suprêmes espérances... Mais Mme Muller en recueillait jalousement l'image et la garderait par-devers elle jusqu'à sa mort, comme un fragment d'émeraude tombé de la couronne d'une reine, pour se rappeler dans son exil la majesté bénigne et familière de Rome.
Au fur et à mesure il prend ses habitudes, comme c'est souvent le cas là-bas. Il juge avec indulgence les romains, dont le comportement change du tout au tout selon qu'ils ont besoin de son aide ou non. Ses réflexions sur la ville le poussent d'ailleurs à des considérations plus générales qui font aussi l'intérêt du livre. Il se trouve une fiancée qu'il assimile à Rome, et un cercle d'amis et de connaissances se forme autour de lui, dont le plus attachant est sans aucun doute Sir Craven, aristocrate anglais un peu dandy dont le secret n'est révélé que dans les derniers chapitres.

Extrait 3 :
Il y eut un petit silence. On attendit qu'Orfeo demandât si l'Américain avait de l'argent. Mais la question était superflue et fut remplacée par une autre, de la marquise :
- Achète-t-il des œuvres d'art ?
- A propos, chère amie, m'écriai-je, qu'est donc devenu votre Chirico ? Cette peinture, en somme, a décidé de ma destinée. Vous vous souvenez ? Tempo di Roma.
- Il est à vendre, dit la marquise. Mais l'époque est mauvaise. Le tableau, d'ailleurs, ne vaut rien. Mais je raconte partout qu'il m'a été offert par Benito.
- Gran peccato, dit l'évêque.
La voix du perroquet résonna dans les profondeurs sinueuses de l'appartement.
- Encore un peu de temps, continua la marquise, et quelque fasciste mal repenti me le paiera au poids de l'or.
- Madonna ! répéta le perroquet.
- Gran peccato, dit l'évêque, ma bella combinazione.

Note : 5/5

dimanche 1 juillet 2012

Le joueur - Fiodor Dostoïevski


Extrait :
Or, elle n'en faisait rien; parfois même, elle m'incitait à parler... pour se moquer, bien sur. J'en suis certain, car je l'ai senti : cela lui était agréable, après m'avoir écouté et exaspéré jusqu'à la souffrance, de me déconcerter brusquement par quelque marque éclatante de mépris ou d’indifférence. Et cependant elle sait que je ne puis vivre sans elle. Ainsi, voici trois jours qu'à eu lieu l'histoire avec le baron, et je ne peux déjà plus supporter notre SÉPARATION. Lorsque je l'ai rencontrée tout à l'heure près du casino, mon cœur s'est mis à battre si fort que j'en ai pâli. Et elle non plus ne peut pas vivre sans moi! Je lui suis nécessaire... est-il possible que ce soit seulement comme bouffon?

Deux amis qui ont du cœur et de la cervelle (combinaison plus rare chez les gens qu'une quinte-flush dans une partie de poker), m'ont fortement conseillé de lire Dostoïevski. Comme je n'avais pas été entièrement convaincu après avoir commencé L'idiot (abandonné en cours de route), l'un d'entre eux m'a dit d'essayer Le joueur, récit plus court et qui l'avait particulièrement marqué. En effet les deux livres sont différents, le second étant plus facile à lire et comportant moins de digressions, car paradoxalement écrit dans l'urgence... pour répondre à des dettes de jeu. D'autres éléments d'ailleurs puisent dans la vie privée de l'auteur, le personnage de Pauline dont il est fait référence dans la citation plus haut, porte le même prénom qu'une amante avec qui il a fait un voyage peu avant. Pour celui-ci comme pour les autres, Dostoïevski a un véritable talent pour sonder l'âme humaine et les comportements de chacun. Tout l'intérêt du livre se trouve ici, un peu comme chez Maupassant et avec parfois la même bouffonnerie que chez Tchekhov (les deux se trouvant décidément cités dans presque tout mes articles). Le narrateur est assez désespéré, cynique, désabusé et surtout partage ce qui semble être l'aigreur de son inventeur. Un détail qui m'a marqué est que le livre est souvent violemment antifrançais, à un point qui pourrait passer pour du racisme s'il était publié aujourd'hui. Il faut se rappeler que le 19ème siècle est l'époque des généralités sur les nationalités (enfin, disons encore plus qu'aujourd'hui...), ce que l'on retrouve cette fois de façon positive sur les occidentaux dans les romans de Jules Verne. Il est tout de même intéressant d'observer que Dostoïevski (qui est russe) fait le même reproche que Kundera (qui lui, est tchèque) à nos compatriotes, c'est à dire de manquer de sentiments et d'avoir trop de manières. C'est à mon avis une interprétation erronée (un peuple pourrait il avoir plus de sentiments qu'un autre ?) d'une véritable différence culturelle, que nous, nous appelons de manière moins négative mais sans doute tout aussi fausse, "l'âme russe".

Note : 4/5