Extrait 1
Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l'aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s'aperçut qu'il n'y avait plus en vue une seule maison. Le train, qui suivait la rivière lente, s'était enfoncé d'abord entre de médiocres épaulements de collines couverts de fougères et d'ajoncs. Puis, à chaque coude de la rivière, la vallée s'était creusée, pendant que le ferraillement du train dans la solitude rebondissait contre les falaises, et qu'un vent cru, déjà coupant dans la fin d'après-midi d'automne, lui lavait le visage quand il passait la tête pas la portière. La voie changeait de rive capricieusement, passait la Meuse sur des ponts faits d'une seule travée de poutrages de fer, s'enfonçait par instants dans un bref tunnel à travers le col d'un méandre. Quand la vallée reparaissait, toute étincelante de trembles sous la lumière dorée, chaque fois la gorge s'était approfondie entre ses deux rideaux de forêt, chaque fois la Meuse semblait plus lente et plus sombre, comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries.
En début de semaine dernière, je me suis aperçu que je n'avais rien lu de consistant ces derniers temps. Quoi de mieux qu'un bon roman d'un auteur qu'on apprécie particulièrement pour se remettre dans le train de lectures régulières ? Le choix d'un Julien Gracq s'est donc imposé très vite. Je l'ai découvert il y a quelque chose comme deux ans et demi avec En lisant en écrivant, recueil de réflexions littéraires et artistiques qui m'ont passionné et impressionné. J'ai poursuivi ma découverte plutôt doucement, avec la lecture d'Au château d'Argol, son premier roman, et plus récemment avec Le rivage des Syrtes, généralement considéré comme son chef-d'œuvre, et qui lui valut d'ailleurs le prix Goncourt en 1951 – que Julien Gracq refusa, ayant auparavant écrit des essais dénigrant ce genre de récompense littéraire et critiquant l'ambiance déplaisante du monde littéraire français de l'époque.
J'ouvre donc Un balcon en forêt, qui m'attendait dans ma bibliothèque depuis un moment, avec cette étonnante sensation d'être déjà entièrement gagné avant même d'avoir lu la moindre. Que dire en effet de cette prose poétique somptueuse, si ce n'est qu'elle me ravit et me fascine ? Alors, bien sûr, il ne se passe rien : nous suivons un certain Grange, lieutenant de l'armée française, qui fait sa « drôle de guerre » dans une des petites casemates de la ligne Maginot qui fait face aux Ardennes. Perdu dans les bois, il n'y a que la contemplation de la nature, les rapports avec les trois hommes qui sont sous ses ordres et une rencontre avec une femme – une jeune fille – une jeune fée – qui se profile assez rapidement. Mais cette « pure attente » est des plus fascinantes.
Extrait 2
Ce qu'on avait laissé derrière soi, ce qu'on était censé défendre, n'importait plus très réellement ; le lien était coupé ; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d'être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici – nous rêvons tous – mais de quoi ? Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertaine ; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille : il ne restait qu'une attente pure, aveugle, où la nuit d'étoiles, les bois perdus, l'énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l'horizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement de vagues derrière la dune donne soudain l'envie d'être nu.
Malgré la situation du roman dans un espace-temps déterminé, ancré dans la réalité, rien de proprement réaliste chez Gracq, jamais. Il y a toujours une dimension d'enchantement, d'envoûtement, de charme. Ces mois de la « drôle de guerre » constituent peut-être d'ailleurs le moment de l'histoire de France le plus perméable au rêve, au délire même. Les frontières de la réalité se floutent, se fondent, se confondent. Ne reste donc que le miracle renouvelé d'une prose poétique, architecture complexe de mots et de significations qui se mêlent, s'emmêlent et ouvrent des possibles, où la beauté, toujours, règne en maîtresse impartiale.
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